Le lien entre sécurité alimentaire et niveau des prix agricoles fait l’objet d’un intense débat parmi les économistes du développement. Lorsque les prix alimentaires sont élevés, les consommateurs sont touchés, l’accès à la nourriture diminue. Lorsque les prix agricoles s’effondrent, les agriculteurs ne gagnent pas suffisamment pour investir sur leur exploitation et produire davantage ; la disponibilité de nourriture est compromise. Accès versus disponibilité : la Journée mondiale de l’alimentation, le 16 octobre, offre l’occasion de revenir sur cette apparente contradiction.
Un premier constat s’impose. Malgré l’augmentation des prix alimentaires internationaux en valeur réelle, depuis le début des années 2000, la part de la population souffrant de sous-alimentation n’a cessé de baisser dans les régions en développement (graphique). Selon les dernières estimations de la FAO, elle est tombée de 23,4 % sur la période 1990-1992 à 13,5 % sur 2012-2014. Cela ne signifie pas que la hausse des prix alimentaires n’a pas eu d’effet négatif sur les ménages. Cet effet a simplement été compensé par d’autres facteurs, dont sans doute la croissance du pouvoir d’achat. En outre, comme le suggèrent les données de la FAO, les variations des prix internationaux des produits alimentaires se transmettent faiblement aux prix à la consommation dans les pays en développement. L’évolution de ceux-ci dépend principalement de déterminants locaux, dont le volume de la production intérieure.
Évolution des prix alimentaires internationaux en valeur réelle
et de la prévalence de la sous-alimentation dans les régions en développement
Les années indiquées correspondent à des moyennes triennales (1991 est la moyenne de 1990-1992, etc.).
1/ Indice des prix réels des produits alimentaires déflatés par l’indice des prix des produits manufacturés de la Banque mondiale (2002-2004 = 100)
2/ Prévalence de la sous-alimentation dans les régions en développement (%)
Source : FARM d’après FAO
Il est vrai que l’indicateur de prévalence moyenne de la sous-alimentation masque l’impact subi par les personnes les plus vulnérables, ainsi que le niveau préoccupant de l’insécurité alimentaire dans les régions les plus touchées, notamment l’Afrique subsaharienne (23,8 % sur la période 2012-14) et l’Asie du Sud (15,8 %). Mais on peut aussi arguer que la hausse des prix agricoles a contribué à réduire la sous-alimentation. Ce paradoxe tient au fait que la majorité des personnes souffrant de la faim sont des ruraux qui vivent directement ou indirectement de l’agriculture. La hausse des prix des cultures ou des produits animaux leur serait donc favorable. L’argument n’est cependant pas complètement convaincant, car les ménages agricoles pauvres sont généralement acheteurs nets de nourriture : ils produisent moins de denrées qu’ils ne doivent en acheter pour leur consommation.
Des chercheurs ont poussé plus loin le raisonnement en prenant en compte les répercussions des prix agricoles sur l’ensemble de l’économie, via le marché du travail. Comme le suggèrent des études fondées sur les exemples de l’Inde et du Mexique, lorsque les prix payés aux agriculteurs augmentent, ceux-ci rémunèrent mieux leurs ouvriers ou embauchent davantage de main d’œuvre. La croissance de la masse salariale correspondante crée une demande supplémentaire qui profite à l’économie locale. Les ménages ruraux les plus vulnérables en bénéficient amplement, même s’ils sont acheteurs nets de denrées. Globalement, la pauvreté diminue, ce qui est propice à une amélioration de la sécurité alimentaire.
Le débat est loin d’être tranché, mais il est de toute évidence bien trop simpliste d’assimiler sécurité alimentaire et baisse des prix agricoles. La théorie économique et l’histoire du développement fournissent deux enseignements. D’une part, c’est l’accroissement de la productivité de l’agriculture qui concilie les intérêts contradictoires des producteurs et des consommateurs. Elle permet en effet, grâce à la réduction des coûts de production, d’augmenter simultanément le revenu des agriculteurs et le pouvoir d’achat des ménages. Élever la productivité agricole est donc un enjeu majeur pour le renforcement de la sécurité alimentaire.
D’autre part, l’introduction de mécanismes de garantie et de stabilité des prix agricoles a été un puissant moteur d’expansion de la production et d’amélioration de la productivité de l’agriculture dans les pays à haut revenu. Elle a ainsi permis, dans la durée, de diminuer fortement les prix alimentaires en valeur réelle. Ces mécanismes ont été si efficaces qu’il a fallu signer un accord à l’Organisation mondiale du commerce, au milieu des années 1990, pour réduire les distorsions de marché qu’ils engendraient. Le problème n’est pas réglé, comme le montre l’enlisement des négociations commerciales du cycle de Doha. Mais la nécessité de maîtriser les soutiens à l’agriculture ne doit pas conduire à jeter le bébé avec l’eau du bain : si l’agriculture reste sous-développée dans beaucoup de pays pauvres, c’est par insuffisance, non par excès de politiques agricoles. A quand une Journée mondiale des politiques agricoles ?
Source: Jean-Christophe Debar, directeur de FARM