La sécurité alimentaire est au cœur du développement. Elle permet de forger les ressources humaines indispensables au développement. Le développement du capital humain constitue à la fois un outil essentiel pour assurer une croissance économique soutenue et lutter contre la pauvreté. En effet, la sécurité alimentaire et la croissance économique interagissent dans un processus qui se renforce mutuellement au cours du développement. D’où l’intérêt de l’objectif 1 des Objectifs du Millénaire pour le Développement (OMD) qui est « d’éliminer l’extrême pauvreté et la faim » à l’horizon 2015. Au-delà de considérations humaines fondamentales, la malnutrition pénalise lourdement les capacités des individus, l’énergie qu’ils peuvent consacrer à l’activité, et par conséquent la croissance économique. La sécurité alimentaire est de ce fait primordiale pour toutes les nations.
Sous-alimentation et malnutrition dans le monde
Malheureusement, de nombreux pays dans le monde en développement, notamment en Afrique et en Asie du Sud, n’ont pas réussi à réaliser l’exploit de la sécurité alimentaire et nutritionnelle. On estime qu’environ 870 millions de personnes ont été sous-alimentées pendant la période 2010–2012, soit 12,5 % de la population mondiale, ou encore une personne sur 8. L’écrasante majorité d’entre elles – 852 millions de personnes – vivent dans des pays en développement, où on estime maintenant que 14,9 pour cent de la population sont touchés par la sous-alimentation. 234 millions de ces personnes sous-alimentées se trouvent en Afrique subsaharienne (FAO-FIDA & PMA, 2012)(1) . La malnutrition est ainsi fortement concentrée dans deux grandes zones du monde : l’Asie et l’Afrique subsaharienne.
Situation paradoxale pour l’Afrique
L’Afrique continue d’afficher la mauvaise image de sous-alimentation, alors qu’elle reste le continent où la proportion de la population active s’adonnant à l’agriculture demeure des plus élevées au monde. C’est aussi le continent qui dispose d’énormes potentialités agricoles pour nourrir ses populations. En effet, l’Afrique est, avec l’Amérique latine, le continent qui dispose de la plus grande surface de terres arables non cultivées. Les terres cultivables (hors zones forestières) représenteraient trois fois la superficie des terres cultivées actuellement. Les zones soudaniennes en particulier, situées au nord et au sud du bassin du Congo, bénéficient de conditions souvent très favorables à l’agriculture, mais elles n’ont encore qu’une faible densité de population. Cela signifie qu’il existe de grandes marges de progrès de la productivité des terres agricoles. En dehors du bassin du Nil et des agro-systèmes méditerranéens, la faible mobilisation du potentiel hydrique est l’une des illustrations les plus évidentes de ce potentiel sous-exploité. À titre de comparaison, 6 % des terres agricoles africaines sont irriguées, contre 40 % en Asie. Cela pourrait justifier pourquoi l’Union africaine a fait de 2014 l’année de l’agriculture et de la sécurité alimentaire, année marquant le dixième anniversaire du lancement du programme détaillé de développement de l’agriculture africaine (PDDAA) adopté à Maputo en 2003. Le PDDAA vise à relever la productivité agricole de 6 % par an et recommande aux Etats de porter leurs efforts budgétaires consacrés à l’agriculture à au moins 10 % de leur budget. Car l’augmentation de la production agricole est insuffisante pour sortir l’Afrique du sous-développement. La moyenne des rendements céréaliers y est de 1,23 tonne/ha, contre 2,48 en Amérique latine et 2,94 en Asie. Mais, il convient de préciser que l’efficacité de ces 10 % de budget exigé n’est pas évidente. Elle dépendra beaucoup des formes d’affectation de ces ressources ; les spéculations ciblées notamment.
Au regard de ce qui précède, on note clairement que l’Afrique représente l’espace de grandes potentialités agricoles encore inexploitées dans le monde et reste dans le même temps le continent qui n’arrive pas à nourrir ses populations.
Sources du paradoxe
La raison principale de cette situation malheureuse pour l’Afrique se trouve à notre avis dans les mauvais choix de politique agricole. Ceux-ci entravent la situation alimentaire du continent et le positionne très mal sur le marché international. L’Afrique a plus tendance à s’investir dans la production des spéculations qu’elle ne consomme pas, au détriment de celles qui doivent garantir la sécurité alimentaire et nutritionnelle et l’intensification des échanges intra-régionaux. L’Afrique s’est lancée en priorité dans des cultures où elle ne bénéficie pas d’avantage comparatif (le coton notamment) et néglige les spéculations fortement adaptées à ses conditions agro-écologiques et bien intégrées dans les habitudes alimentaires des populations. L’exemple le plus frappant aujourd’hui est celui du coton qui se positionne comme le produit d’exportation phare de l’Afrique. Pourtant, plusieurs indicateurs révèlent que la production cotonnière se fait très mal en Afrique. La culture du coton conduit à une dégradation de plus en plus marquée de l’environnement (baisse drastique de la fertilité des sols, utilisation de pesticides chimiques non recommandées, intoxication alimentaires, …). C’est en Afrique que le rendement de coton est le plus bas dans le monde. Ce rendement avoisine les 1.200 kg/ha en Afrique, contre 1.750 en Asie centrale et 3.500 en Chine. L’Afrique ne se trouve ni parmi les 3 premiers producteurs de coton au monde que sont la Chine (24 %), les USA (19%) et l’Inde (14 %) ; ni dans les 3 principaux consommateurs de coton que sont la Chine (33 %), l’Inde (14 %) et le Pakistan (10 %). En revanche, elle se trouve être le 2e exportateur de coton au monde, avec 12 %, derrière les USA (40 %). Ces chiffres montrent bien combien l’Afrique s’est engagée dans un secteur où elle ne bénéficie pas d’avantage comparatif du fait qu’il s’agit d’une spéculation faiblement consommée par le marché intérieur qui la rend donc dépendante de l’extérieur, alors même qu’elle est désavantagée par la faible productivité et la faible part de marché. L’Afrique consomme seulement 1 % de la production mondiale de coton.
Toutefois, il faut noter que ce n’est pas de façon systématique que le coton pénalise l’Afrique. La mauvaise gestion de la filière, marquée par une affectation trop importante et disproportionnée des ressources productives vers la filière et la très faible diversification des produits d’exportation sont les facteurs qui aggravent la situation. Dans cette dynamique, les cultures vivrières sont délaissées au profit des cultures de rente (telles que le coton) qui ne garantissent pas une marge de compétitivité intéressante pour l’Afrique.
Quelques propositions pour améliorer la situation
Les options politiques à prendre désormais en Afrique en matière d’agriculture devront être à la hauteur les réalités socioéconomiques vécues sur le continent ; réalités d’ailleurs reconnues à travers le monde : sous-alimentation, malnutrition, pauvreté (à dominance rurale). Elles devront aussi prendre en compte la réalité agro-économique du continent. Celle-ci peut être présentée en trois axes importants.
Le premier axe est relatif aux spéculations alimentaires, à fort potentiel d’échange intra-régional et d’exportation sur le marché international. C’est le cas du riz et de la banane plantain. Ces spéculations devraient être un moteur inéluctable de promotion agricole de l’Afrique du fait qu’elles sont prédisposées à relever les trois défis socioéconomiques énumérés ci-dessus. Le cas du riz par exemple est nettement observable au regard de la crise alimentaire qui a frappé le monde entier en 2007/2008 ; crise causée entre autres par l’essoufflement de l’offre d’exportation mondiale du riz. En effet, plus de 80 % de la production exportable de riz est concentrée dans seulement cinq pays du monde, à savoir la Thaïlande (31 %), le Vietnam (16 %), l’Inde (15 %), les Etats-Unis d’Amérique (13 %) et le Pakistan (8%). L’Afrique représente la principale zone déficitaire du monde, avec 35% du déficit mondial. Elle constitue de ce fait une destination d’exportation de riz pour presque tous les pays exportateurs, la Thaïlande en tête, suivie du Vietnam, de l’Inde et du Pakistan. Du fait que l’Afrique ne couvre que 60 % de ses besoins en riz par sa production, cette céréale constitue une spéculation à fort potentiel pour la sortir de la sous-alimentation et même de la pauvreté, parce les échanges intra-régionaux qu’elle induira seront très avantageux pendant que l’exportation internationale sera aussi possible. Ce sera probablement le cas aussi de la banane plantain.
Le deuxième axe est relatif aux spéculations agricoles bien adaptées aux conditions écologiques africaines, des spéculations qui pullulent, avec des quantités énormes perdues chaque année. Celles-ci demandent très peu d’effort physique et en intrants pour leur production. Ces spéculations qui ont un fort potentiel alimentaire et dégagent des excédents transformables et exportables, sont largement sous-valorisées pour le moment. Elles regorgent donc de valeurs ajoutées exploitables pour la croissance économique et la création de l’emploi. C’est le cas de la tomate, de la mangue, de l’orange et dans une moindre mesure de l’oignon.
Le troisième axe est relatif aux spéculations pour lesquelles l’Afrique obtient déjà des rendements intéressants, sans gros effort, avec un potentiel d’amélioration. Ces spéculations garantissent une position plus ou moins confortable à l’Afrique sur le marché mondial. C’est le cas des racines et tubercules en général et du manioc, et dans une moindre mesure de l’igname, en particulier.
En guise de conclusion
L’agriculture africaine peut relever les défis alimentaire, nutritionnel et financier de l’Afrique. Elle demeure un réservoir de productivité non seulement pour elle-même, mais aussi pour le monde entier du fait que son poids relatif y est plus important que dans les autres continents : elle représente environ 30 % du PIB, 70 % de la population active, et 40 % des exportations de l’Afrique, contre respectivement 10, 29 et 30 % en Amérique latine et 25, 72 et 18 % en Asie. Mais, cela dépendra de l’efficacité des politiques agricoles qui y seront mises en place et de l’accompagnement dont le continent bénéficiera des autres continents.
(1) FAO-FIDA & PMA (2012) : L’état de l’insécurité alimentaire dans le monde. La croissance économique est nécessaire, mais elle n’est pas suffisante pour accélérer la réduction de la faim et de la malnutrition, Résumé, Rome : FAO, 4 p.
Auteur: Emile N. HOUNGBO (Agroéconomiste, enseignant-Chercheur à l’Université d’agriculture de Kétou)
Source: FARM